* Les soldats et les habitants
La construction puis le fonctionnement d'un centre hospitalier d'une telle importance ne manquèrent pas d'impressionner et, dans un certaine mesure, de bouleverser la vie du village d'Allerey et des environs.
D'autant plus que cette véritable "ville américaine" selon les termes employés par la presse, était implantée aux abords immédiats du bourg. Militaires et civils du camp n'avaient que quelques centaines de mètres à parcourir pour se trouver au cur même du village.
Tous ne sont pas dans l'obligation de vivre à l'intérieur du camp. Certes des milliers de patients, blessés ou malades, sont immobilisés pour des temps plus ou moins longs dans les divers services des "base hospitals", mais tous les personnels hospitaliers ou d'intendance et maintenance et les nombreux convalescents, forment une population en activité permanente à l'intérieur comme à l'extérieur des installations. Pour occuper leurs moments de loisirs, des salles de jeux sont à leur disposition ; des représentations théâtrales, des soirées dansantes sont parfois organisées, et seules quelques jeunes filles françaises employées au camp peuvent y participer avec les militaires et les infirmières.
Mais la principale occupation des convalescents en particulier, est de se promener les soirs ou les dimanches dans Allerey et jusqu'à Verdun ou dans les villages environnants. Et ils cherchent volontiers à établir des contacts avec les habitants. Ils passent pour être généralement affables et souvent serviables. Comme les distractions sont rares dans le pays, ils trouvent grand plaisir à être accueillis dans les familles.
La plupart ne parlent pas le français ou avec difficulté. Quelques-uns le pratiquent ou ont éventuellement recours à des interprètes civils ou militaires, d'ailleurs peu nombreux (il y a des interprètes français dans les bureaux du camp, en majorité des femmes). D'autres cherchent à l'apprendre et possèdent des dictionnaires de poche ou des manuels de conversation. Des commerçants et la jeunesse française font de même : aussi arrive-t-on à bien se comprendre, paraît-il. Des officiers américains viennent prendre des leçons de français chez Mlle G. Chapot, à Verdun, qui parle couramment l'anglais.
Les gens d'Allerey et des alentours sont chaque jour étonnés par cette animation, la circulation d'autos et de camions, de motos et de side-cars, l'organisation et le matériel de l'armée américaine. Mais ils n'ont pas accès au camp, sinon à certaines heures pour des travaux à la lingerie ou dans les bureaux. Avec une autorisation, on peut toutefois effectuer des visites, certains jours et à certaines heures, mais les jeunes doivent être accompagnés. Les dimanches, la route de Beaune est pleine de soldats et de badauds venus à pied, à vélo ou en char à bancs. Et les voyageurs qui passent par le train en gare d'Allerey regardent, ébahis, toute cette agitation inhabituelle. Bien entendu, les journaux locaux s'en font l'écho :
"ALLEREY --- Au camp américain. --- Le temps étant favorable, nombreux ont été, dimanche, les promeneurs au camp sanitaire américain d'Allerey, dont la construction commence à toucher à sa fin. C'est une installation grandiose et merveilleuse qui mérite d'être vue. Un certain nombre de blessés Américains y sont soignés depuis quelque temps déjà et de nouveaux venus arrivent de temps en temps. Le personnel sanitaire est composé surtout d'infirmières américaines. Des contingents d'officiers et de soldats se succèdent, c'est un va et vient continuel dont les commerçants d'Allerey et de Verdun ne se plaignent pas, non plus que les habitants qui prennent plaisir à entreprendre, dans la mesure de leur moyen, de petites conversations avec les Amex, qui sont du reste très sympathiques et d'une grande politesse. L'installation du camp sanitaire américain a changé du tout au tout la face de notre petite bourgade". ("Le Courrier" --- 13 août 1918).
"ALLEREY --- Au camp américain. --- Samedi soir une centaine d'infirmières américaines sont arrivées au camp militaire d'Allerey par le train de 6 h 30. Une foule d'Américains les attendaient en gare. Les Yanks sont maintenant nombreux à Allerey, et le soir principalement, sur l'avenue de la Gare, c'est une foule de promeneurs qui circulent. Dans chaque rue, c'est un va et vient continuel. Malgré les baraques, cantines et marchands forains établis en plein air les boutiques des commerçants sont envahies.
Samedi matin, un départ dAméricains pour le front a eu lieu ; les Yanks ont été accompagnés à la gare par la musique.
Dimanche après midi, comme d'habitude, une foule de promeneurs de plusieurs lieues à la ronde sont venus rendre visite au camp.
A Verdun, on apercevait beaucoup dAméricains et d'Américaines ". ("Le Courrier" --- 24 septembre 1918).
Autre attraction : de nombreux Américains pratiquaient divers sports à l'intérieur du camp de convalescence ; mais ils organisaient parfois des matchs de foot-ball américain dans la prairie d'Allerey bordant la Saône, ce qui étonnait beaucoup les Français présents qui n'avaient jamais vu ce genre de sport. A Chalon, on put assister également à des matchs de base-ball.
De l'avis général, les relations entre les Américains et la population ou l'administration française sont bonnes. Des soldats sont invités assez souvent dans des familles, à Allerey ou à Verdun surtout, mais "il faut faire un tri, car tous ne sont pas bien élevés", remarque une Verdunoise. De quoi parle-t-on dans les maisons qui les accueillent? Les Américains s'intéressent au mode de vie de leurs hôtes et s'étonnent parfois de certaines habitudes françaises, entre autres de voir la plupart des propriétés closes par des murs ou clôtures, contrairement à ce qui se passe outre-Atlantique ; ils parlent de leur pays, de leurs familles, des "buildings" des grandes villes parcourues par une quantité d'automobiles, de leurs activités et loisirs, en montrant de nombreuses photos. Beaucoup d'entre eux sont musiciens et certains viennent avec plaisir dans des familles verdunoises pour jouer du piano et faire danser.
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* Le commerce local et des particuliers bénéficient de la présence américaine
Mais ce qui les intéresse avant tout dans ces relations avec les habitants, c'est la possibilité de manger autre chose que la nourriture du camp où dominent les conserves et de goûter à la cuisine française. En payant, le plus souvent, ils se font servir dans un certain nombre de maisons : frites, biftecks, omelettes, poulets ou dindes rôtis, gaufres, gruyère (sans pain), etc... De même, ils aiment prendre des repas dans les auberges et restaurants d'Allerey ou Verdun, qui font le plein jusqu'à 22 heures, tout comme dans les cafés. "Ils étaient très nombreux dans notre petit restaurant, se souvient une Verdunoise(30), et le menu demandé était toujours le même : ufs sur le plat avec des tranches de jambon, biftecks et frites ; quelques uns apportaient des boîtes de confiture qu'ils mélangeaient à leurs aliments, ce qui nous amusait beaucoup. Ils buvaient de la bière ou du lait. Souvent ils nous apportaient du chocolat et de leur beau pain de mie blanc qui était un régal pour nous ".
Ils semblent avoir l'argent facile et tous les commerces en bénéficient, à plusieurs kilomètres à la ronde. Bien que peu achalandés en ces temps de guerre, les épiciers et les cafetiers locaux font de bonnes affaires ; de même que le bijoutier de Verdun, chez qui les soldats achètent cadeaux et souvenirs pour leurs familles (bijoux fantaisie, objets de toilette, soieries, broderies ... ). Venus des environs de Chalon ou de plus loin, de nombreux marchands forains installent des boutiques de fortune le long de la route de Beaune pour vendre fruits, bières, limonades et sodas, sandwichs, saucissons, pains, pâtisseries, ufs, fromages, journaux illustrés, bibelots, etc. On en compte au moins une trentaine. Certains ont beaucoup gagné en peu de temps ; d'ailleurs tout se vend, y compris des pommes de terre cuites à l'eau... Le niveau de vie s'en trouve amélioré, au moins pour quelques familles.
Une marchande de journaux, venue de la région parisienne et logeant à Chauvort, monte chaque jour à Allerey, avec sa fille, en voiturette, en criant ses journaux et notamment le "New York Herald Tribune".
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Si les soldats américains aiment bien manger en dehors du camp, il semble que les boissons les attirent encore davantage, les alcools surtout : rhum, marc, cognac... Lorsqu'ils sortent en soirée ou le dimanche, les cafés d'Allerey, Verdun et autres bourgs, ne désemplissent pas. Beaucoup se rendent à Chauvort où il y a plusieurs débits de boisson ; malgré les interdictions, on leur sert du whisky, du vin (du noah entre autres) et des alcools divers, mais ils y sont moins à la portée de la "M.P." qu'à Allerey, en cas d'ivresse... Ils trouvent aussi des particuliers qui leur vendent, plus ou moins clandestinement ou en échange de produits américains, du "cognac", en fait de l'eau-de-vie de noah teintée avec un peu de café !
Bien sûr, on remarque davantage la minorité qui s'enivre et dont la conduite s'en ressent parfois que tous ceux se comportant correctement lors de leurs sorties. Les Chalonnais sont souvent témoins de l'arrivée bruyante de soldats en side-car ou par le train et des "filles" les attendent ; l'un d'eux, alors enfant et voisin du "Bar des Sports" à Chalon, observe les "M.P." qui empoignent les ivrognes par les pieds et les bras et les entassent dans une camionnette pour les ramener à Allerey. Scénario à peu près identique à Beaune: dans un quartier mal famé fréquenté par de nombreux soldats du camp américain voisin pour y trouver de l'alcool ou des prostituées, les "M.P." attendent ceux qui sortent plus ou moins ivres et leur lancent des bâtons dans les jambes pour les faire chuter ; il n'y a plus qu'à les ramasser et les jeter dans un camion Ford qui les emporte au camp! A Verdun, c'est une personne qui, dans une épicerie, voit quatre soldats acheter un litre de rhum et le boire sur place... Et il arrive que certains, sérieusement éméchés, tirent des coups de feu dans les rues ou sur le chemin du retour à Allerey. Des faits qui, évidemment, ont frappé quelques contemporains...
A la suite des beuveries, des bagarres éclatent parfois, entre soldats, notamment à Verdun et à Chalon, ce qui amène l'autorité militaire américaine à consigner les cafés à tous les soldats du camp américain d'Allerey, comme le précise cet avis paru dans le "Courrier" du 16 décembre 1918 :
Consignation des cafés aux américains. --- M. le Colonel Ford nous avise, par la note suivante que les cafés de Verdun, Gergy et Chalon sont consignés aux troupes américaines relevant de son autorité, en dehors des heures suivantes :
De 10h30 du matin à lh30 de l'après-midi;
Et de 5 heures de l'après-midi à 9h30 du soir
Pour qu'il n'y ait nulle erreur chez nos alliés, nous reproduisons en anglais la note de service qui nous est communiquée.
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Avant ou pendant la guerre, rares sont les Français possédant un appareil photographique, hormis les professionnels qui opèrent en magasin ou se déplacent dans les villages pour les mariages, banquets, fêtes de conscrits, etc. Et la photographie de presse n'existe pas encore dans les quotidiens locaux ou régionaux. Les photographes ont par contre un débouché considérable dans le domaine de la carte postale (pour la région, presque essentiellement des cartes postales de F. Bourgeois, à Chalon), mais ce genre ne traite que du contexte et des activités des villes et villages. Les photos d'amateurs réalisées dans le cadre de la vie privées sont encore très rares ; il faudra attendre les années 20 et au-delà, avec les congés payés, pour que se développe cette activité photographique.
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(PHOTO CHANDIOUX, À VERDUN) (COLL. MUSÉE NIEPCE, CHALON) |
Mais les Américains du camp d'Allerey la pratiquent déjà assez largement. Ils ont dû apporter des appareils comme le West Pocket ou le Folding Kodak, utilisés de façon relativement courante pendant la guerre de 14-18(31). Plusieurs familles d'Allerey et des environs ont conservé des photos offertes par des soldats américains et réalisées sur place ou aux Etats-Unis. Par ailleurs, du fait d'études conduites en 1919 par les professeurs et les élèves de l'Université américaine de Beaune (section agricole d'Allerey), des photos intéressantes nous sont parvenues ; c'est le cas de "Some Women of France", ouvrage publié aux Etats-Unis en 1920 (voir plus haut) et illustré de nombreuses photos prises à Allerey et dans les environs par C.L. Fitch. Les services d'archives du Centre hospitalier, puis de l'Université américaine, ont également réalisé et conservé de très nombreux clichés d'intérêt technique ou ayant parfois valeur de souvenirs.
A Verdun, comme l'attestent des tampons au dos de certaines photos, exerce le photographe Antoine Chandioux qui a un magasin à Chalon, siège principal de son activité. A Gergy, un M. Chambray réalise des portraits et photos de groupe, comme son collègue verduno-chalonnais. La plupart de ces photos sont des portraits de soldats ou "M.P.", qui posent seuls ou par deux, généralement debout devant un décor en toile. Beaucoup de celles-ci ont dû prendre la direction de l'Amérique, et il est heureux que quelques unes se retrouvent dans des collections privées ou dans les réserves du Musée de la Photographie à Chalon.
Notons qu'Antoine Chandioux avait demandé l'autorisation de travailler pour le camp d'Allerey et qu'il obtint l'agrément du commandement, mais nous ignorons quelles photos il y a réalisées.
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L'installation du camp-hôpital au début de 1918 avait nécessité l'emploi, par les Américains et l'entreprise Gauthronet, d'une main d'uvre plus ou moins qualifiée : manuvres, volontaires pour des charrois de matériel, terrassiers, charpentiers, etc. Suite aux appels lancés, des gens de la région se présentèrent, puis d'autres venus d'Algérie, d'Espagne et de divers pays étrangers.
Les constructions et aménagements terminés, les Américains engagèrent du personnel administratif (secrétaires, interprètes) et pour assurer des tâches ménagères diverses, donc presque essentiellement des femmes. Comme ces emplois sont bien rémunérés, de nombreuses jeunes filles et femmes d'Allerey et des environs se pressent pour être embauchées. Nous avons recueilli en 1979 le témoignage de Mme Genelot, de Chalon, qui habitait alors Gergy et avait travaillé à Allerey, en 1918 et 1919, jusqu'au départ des Américains :
"J'avais 18 ans à l'époque et travaillais chez Uny, graveur, où mon père était ouvrier, pour 0,50 F de l'heure -- environ 100 F par mois. Mon père m'avait conseillé d'aller travailler au camp. Hésitante d'abord, mais des camarades y étant avant moi, je me décidai à être embauchée pour 120 à 150 F par mois, nourrie à midi.
Au début, je me rendais à pied sur la place de Gergy et un camion américain bâché s'arrêtait pour faire le ramassage d'une vingtaine de femmes de Verjux et Gergy. J'ai d'abord travaillé dans une salle de blessés, puis au début de 1919, après le départ de ceux-ci, à l'entretien d'une salle de loisirs avec jeux de société, billards, buvette. Je faisais la vaisselle, les vitres, le nettoyage et le rangement du linge, le ménage des chambres d'infirmières, des cuisines, des bureaux, etc.
Un grand nombre de femmes, venues de toute la région, étaient employées à divers travaux d'entretien. Nous mangions à midi dans une cantine réservée aux Français ; la nourriture était bonne, variée et appréciée par des gens qui souffraient des pénuries du temps de guerre, notamment une sorte de pain de mie blanc. Le travail nous était indiqué en début de journée et souvent il était terminé assez tôt : nous avions alors une salle pour nous reposer, tricoter ; et, en été on partait parfois à pied sans attendre le camion.
Nous étions surtout très bien accueillies et j'ai gardé un très bon souvenir de la gentillesse et de l'amabilité des soldats comme des infirmières. Je me rappelle, entre autres, avoir travaillé dans une pièce annexe d'une baraque de blessés canadiens, qui parlaient français..."
Ces emplois chez les Américains ne sont pas sans susciter quelques jalousies chez certains qui estimaient que ces femmes ou jeunes filles seraient plus utiles aux champs où l'on manque de bras. C'est en particulier l'avis du maire de Bragny : il propose de ne plus attribuer des cartes d'alimentation de "travailleurs de force" à ces personnes qui, selon lui, effectuent des tâches bien moins pénibles que celles qui travaillent aux champs...
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(PHOTO C.L. FITCH) |
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Dans les bureaux du camp travaillent un certain nombre de jeunes Françaises en qualité de secrétaires ou d'interprètes. Toutes parlent l'anglais. "J'avais passé deux ans en Angleterre et je parlais couramment l'anglais. Le commandant du camp ayant su qu'à Verdun une jeune personne parlait l'anglais, a fait demander à mes parents s'ils acceptaient que je devienne son interprète. J'ai donc occupé ce poste jusqu'à la fermeture de l'Hôpital. Mes contacts avec les soldats et les officiers ont été agréables et corrects" (témoignage de Mme G. Chapot).
Mais cette présence de civils au Centre hospitalier peut présenter pour ceux-ci des risques, particulièrement en période d'épidémie. Ainsi, des jeunes filles de Merley, hameau de Ciel, les deux soeurs Chopin, de 19 et 15 ans, employées au camp, moururent après y avoir contracté la grippe espagnole, à l'automne 1918.
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Comme dans tout rassemblement important de militaires, on peut trouver à Allerey le meilleur et parfois le pire, surtout si les occupations ou les distractions font défaut sur place. La plupart des témoignages sont à l'avantage des soldats américains qui passent pour corrects et polis, voire sympathiques, aimant jouer avec les enfants à qui ils distribuent quantité de caramels, de chocolats et chewing-gum, et aux familles ils offrent de la mélasse, bienvenue, le sucre étant rationné. On les dit souvent "bons enfants"...
Un jeune garçon, G. Noury, du village de Saint-Gervais-en-Vallière, proche d'Allerey, dont les parents tiennent un petit café, voit journellement des blessés du camp, mais pouvant marcher ; il y a des "attitrés" qui viennent souvent et l'un d'eux l'a mis en relation avec une de ses surs aux Etats-Unis ; les jeunes s'écrivent assez souvent pour parler de leurs modes de vie, de leurs occupations, et cette correspondance durera jusqu'en 1921, lorsque le jeune homme partira au service militaire.
Les relations avec les soldats français permissionnaires ou les mutilés sont très bonnes, semble-t-il, meilleures que dans certains centres urbains, comme Nantes.
A l'école de garçons d'Allerey, située sur la place du village, par conséquent en "première loge" pour observer le va-et-vient des soldats U.S., on a retenu quelques événements marquants... Un jour, un Américain s'est installé à l'entrée de la cour avec une caméra sur trépied pour filmer les écoliers pendant la récréation : on n'avait jamais vu cela. Autre spectacle inattendu : soudain arrivent des "M.P." poursuivant des soldats qui avaient sans doute commis un acte répréhensible ; les fuyards traversent la cour et les groupes d'enfants en récréation, sautent dans le jardin de l'instituteur, puis dans le parc du château contigu, les policiers aux trousses et tirant des coups de pistolet en l'air.
Ce sera aussi la fête de l'Arbre de Noël, en 1918, offerte aux enfants des écoles par les Américains, et que nous évoquerons plus loin.
La présence américaine se retrouve jusque dans les cahiers d'écoliers, comme en témoigne la dictée du jeune Albert D., âgé de 14 ans, à la date du 15 avril 1919
"Dictée --- Les Américains
Avant de devenir nos alliés et d'envoyer leurs fils par-dessus la mer perfide se jeter dans la fournaise à côté des nôtres, quelles preuves de sympathie fraternelle ne nous ont-ils pas prodiguées. J'ai vu les petites autos si souples et si rapides de leurs volontaires, aller chercher, par d'impossibles chemins, sous les marmitages(32) les plus intenses, nos blessés gémissants et les ramener en quelques minutes. J'ai vu déballer des caisses envoyées par leurs sociétés de secours dans nos salles d'opérations. J'ai touché enfin moi-même la ceinture de flanelle et le tricot et une pipe fameuse, et un joli couteau qui me furent envoyés un beau jour en un paquet ficelé d'un ruban tricolore par des princesses lointaines de cette riche démocratie" (pas de nom d'auteur, et... pas de fautes).
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Qu'en est-il des pratiques religieuses, au camp où à l'extérieur ? Les dimanches et jours fériés, soldats et personnels peuvent assister à des offices protestants ou catholiques dans les "chapelles" installées dans des bâtiments aménagés à cet effet. Il arrive que certains se rendent à l'église d'Allerey, comme une infirmière en a gardé le souvenir quelque cinquante ans plus tard* : "Je me souviens encore de notre messe de Noël (1918) à l'église que nous avions trouvée telle qu'elle est encore maintenant. Tous les hommes, dans le chur appartenaient à l'armée française ; aussi tous ceux d'entre nous qui savaient chanter s'offrirent à répéter, et nous avons chanté la messe de minuit, catholiques, protestants et ceux qui n'étaient d'aucune confession. Il me semblait que jamais je n'avais entendu si admirablement chanter, et l'office tout entier revêtit une signification particulière, étant donné que nous étions tous si loin de chez nous..."(33)
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* Cérémonies et manifestations de l'amitié franco-américaine
En dehors des relations quotidiennes entre population et soldats ou personnels du Centre hospitalier, la présence des Américains à Allerey fut l'occasion de diverses manifestations d'amitié franco-américaine. A commencer dès le début de juillet 1918, la fête de l'"Independance Day", le 4 juillet, relatée plus haut.
A nouveau, à l'initiative des Américains du camp, la Fête Nationale française, le 14 juillet 1918, faisait l'objet d'une rencontre et d'un banquet réunissant des invités français et américains, dont le journal local "Le Progrès" donnait le compte rendu suivant :
"Allerey. -- Le 14 juillet au camp américain. -- Nos grands alliés américains ont célébré dignement notre fête nationale.
A 1 heure, un grand banquet de 60 couverts environ, offert par M. le colonel Artley, réunissait ingénieurs, officiers, entrepreneurs et quelques invités, parmi lesquels MM. Guillemard, maire d'Allerey ; Paoli, commissaire spécial, etc.
A la table d'honneur, présidée par M. le colonel Artley, prennent place MM. Gauthronet, Mange, Jacquet, les majors Law, Withe et Langley ; M. Sammarcelli, MM. les capitaines Schepherd, Harris, Williams, Zimmermann, etc...
Au moment où les invités prenaient leur place, des officiers et soldats américains entonnèrent la Marseillaise, suivie du Star Spangled Banner dont les refrains furent repris par les assistants ; ces deux chants nationaux ont été écoutés debout.
Le banquet a eu lieu dans l'une des spacieuses baraques du camp qui avait reçu à cet effet une décoration de drapeaux alliés et de fleurs ; le service était assuré par une vingtaine de jeunes nurses qui s'acquittèrent admirablement de leur tâche.
Il fut fait honneur au menu copieux et arrosé de vins de nos bons crus ainsi que de champagne.
Cigares, cigarettes et café complétèrent le repas.
Au dessert, des toasts applaudis ont été portés à la France et à l'Amérique.
La série des discours terminée, M. le colonel Artley prie ses invités de se rendre dans la prairie en bordure de la Saône pour prendre part aux jeux sportifs et athlétiques organisés par les soldats américains, sous les auspices du jeune et infatigable capitaine Harris. Ils ont été suivis avec beaucoup d'intérêt par une foule nombreuse venue de toutes parts de la région.
Le menu des soldats américains avait été également très soigné, ainsi que celui des ouvriers prenant leur repas à la cantine, où M. Durey, gérant, leur fit composer un excellent repas avec champagne pour le prix habituel de 1 fc. 25."
Le 3 septembre 1918, c'était les Verdunois qui organisaient un concert donné à la salle des fêtes de Verdun "en faveur de l'hôpital américain d'Allerey ", avec la participation de musiciens, chanteurs et auteurs locaux (programme ci-dessous).
Ce fut aussi l'arbre de Noël offert par les Américains aux enfants des écoles d'Allerey, pour clore cette année 1918, avant de quitter la commune et le Centre hospitalier:
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Le caméraman est toujours une attraction dans le camp. |
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Allerey. --- Arbre de Noël américain. --- Jeudi dernier, à l'occasion des fêtes de Noël, les autorités américaines ont offert aux enfants de la commune quantité de jouets et de bonbons qui ont été distribués à l'école des garçons décorée pour la circonstance par les soins de M. le lieutenant-colonel Decker délégué à cet effet par M. le colonel Ford, commandant le camp américain, et qui était assisté de trois dames infirmières.
La municipalité assistait également à cette petite fête pleine d'entrain.
Un enfant de l'école a lu le compliment ci-après à M. le lieutenant-colonel, auquel une petite fille a remis un bouquet offert par la municipalité.
"Monsieur le lieutenant-colonel,
Au nom de toutes les écoles d'Allerey, permettez-moi de vous présenter notre témoignage de profonde gratitude pour les cadeaux que vous avez bien voulu nous offrir à l'occasion des fêtes de Noël.
La joie qui règne aujourd'hui dans nos curs, tous ces fronts rayonnants qui vous entourent vous prouvent mieux nos sentiments de reconnaissance que nous ne saurions les exprimer
Mes camarades et moi, Monsieur le lieutenant-colonel, n'oublierons jamais le gai Noël de 1918, qui nous rappellera plus tard les services que l'Amérique a rendus à notre chère patrie.
Laissez-moi, en terminant, vous remercier du fond du cur d'avoir bien voulu assister à cette petite fête et vous offrir comme gage de notre reconnaissance ce modeste bouquet dont les fleurs qui le composent symbolisent l'union de deux peuples amis.
Vive l'Amérique
Vive la France !
La municipalité remercie à nouveau les généreux donateurs."
("Le Courrier", 28 décembre 1918).
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Comme tous les jeunes militaires, les soldats américains convalescents cherchaient quelques distractions à Allerey, à Verdun ou Chalon, entre autres auprès de personnes de petite vertu qui avaient afflué depuis l'installation du camp et même depuis les débuts de sa construction, vu le grand nombre d'ouvriers français et étrangers qui y avaient été employés.
Le hameau de Chauvort eut alors une réputation de "quartier chaud"(34) ; des femmes venues de l'extérieur avaient loué des chambres dans des maisons ou cafés de Chauvort ou d'Allerey. Des jeunes gens du pays recevaient parfois des pourboires de soldats à qui ils indiquaient où trouver des "filles". A Chalon, la maison de tolérance n'avait jamais reçu autant de clients. Ces rencontres n'étaient pas sans inconvénients et les Américains avaient ouvert des salles de soins appropriés au camp ainsi qu'à Verdun (route de Beaune).
Toutefois beaucoup de soldats avaient une autre conception de leurs relations avec la gent féminine locale. Leur attitude, même si parfois elle semblait un peu directe, était correcte la plupart du temps et attirait la sympathie. Faut-il rappeler que les jeunes Français, civils ou militaires, étaient très peu nombreux au pays, à part des jeunes gens pas encore mobilisés. Et les jeunes filles n'étaient pas insensibles au charme de "ces grands jeunes hommes rasés, d'allure sportive, très soignés de leur personne..." selon le témoignage d'une contemporaine. Vision peut-être quelque peu idéalisée...
Aussi, les flirts ne furent pas rares à Allerey, à Verdun et dans la région. Et la langue n'était pas un obstacle majeur.. Sans succès parfois ; comme par exemple à Gergy : deux soldats convalescents venaient le dimanche aider le père d'une jeune fille à bêcher son jardin, pour passer le temps ; l'un d'eux (il avait 24 ans) aurait voulu épouser la demoiselle (elle avait 18 ans), mais le père estimait qu'elle était trop jeune ; de retour en Amérique, le soupirant continuait à parler mariage dans des lettres, son père offrant même de payer la traversée... Mais en vain.
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Station de prophylaxie à Verdun-sur-le-Doubs. |
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Par contre les flirts d'infirmières américaines avec des Français semblent avoir été très exceptionnels, pour la raison mentionnée plus haut, peut-être, et si elles flirtaient, c'était plutôt avec leurs compatriotes. Suite à cela, on note à l'état-civil d'Allerey, à la date du 15 janvier 1919, le mariage de Nathaniel Dade Heaton, sous-lieutenant de l'A.E.F. résidant à Allerey et de Emily Covert, infirmière de l'A.E.F. résidante à Allerey.
Les rencontres entre militaires américains et jeunes filles françaises aboutirent à quelques mariages. Il y en eut quatre à Allerey, de janvier à mai 1919 :
* le 8 janvier 1919: Nelson Woods Young, domicilié à Philadelphie, soldat à l'A.E.F. d'Allerey, 21 ans, et Marcelle Alphonsine Mertens, plumassière, domiciliée à Boulogne et résidant à Allerey, 22 ans ;
* le 15 mars 1919 : Arnold Henry Eggerth, lieutenant au camp-hôpital d'Allerey, domicilié à Ann Arbor (Michigan), 29 ans, et Clémence Bonnot, secrétaire, domiciliée à Ciel, 20 ans ;
* le 19 mai 1919 : William Madison Pruner, soldat A.E.F. à Allerey, domicilié à Kimball (Nébraska), 27 ans, et Louise Chartois, lingère, domiciliée à Givry, résidant à Allerey, 16 ans ;
* le 17 juin 1919 : James Mc Intosh, soldat A.E.F. Hospital Center Joué-les-Tours, domicilié à Western (Ohio), 21 ans, et Lucienne Mauchamp, sans profession, demeurant à Allerey, 20 ans ;
A l'état-civil de Verdun, on note trois mariages
* le 17 décembre 1918 : Marion Bichman Fosnaught, domicilié à Washington, soldat M.P., 28 ans, et Jeanne Saclier, ouvrière en robes, domiciliée à Verdun-sur-le-Doubs, 16 ans ;
* le 26 janvier 1919 : Harry Floyd Knight, sergent au 28ème régiment de Génie, domicilié à.... 28 ans, et Marie-Elise Bergeret, sans profession, domiciliée à Verdun, 20 ans ;
* le 12 mai 1919 : Ira Mc Faul, sténographe, sergent A.E.F. à Allerey, domicilié à New London (Wisconsin), 22 ans, et Marie-Lucie Roger, ouvrière en robes, domiciliée à Verdun, 19 ans.
A Chalon, huit mariages franco-américains ont été célébrés de janvier à mai 1919: quatre jeunes filles de condition modeste ont épousé de simples soldats, deux ont épousé un sergent et deux des lieutenants, dont la fille du directeur de l'Ecole Professionnelle de Chalon. Mais la première mariée, en janvier, divorcera en 1931.
A Saint-Gervais-en-Vallière, une jeune fille de 18 ans à peine, mariée et partie en Amérique, n'a pu y rester et le couple revenu peu après en France, a fini par se séparer. Mais on peut dire que la plupart de ces mariages ont tenu. Parfois aux prix de quelques difficultés d'adaptation de part et d'autre ; ainsi, le couple McIntosh-Mauchamp revint deux ou trois ans en France et finalement regagna les Etats-Unis, le mari ne pouvant s'accoutumer au mode de vie français.
VERDUN-sur-le-DOUBS. --- Mariage franco-américain. --- Mardi dernier a eu lieu le mariage de M. Marion Bichnan Fosnaugh, soldat en détachement de la police militaire américaine, 28 ans, domicilié et résidant à Washington, avec Mlle Jeanne Saclier, ouvrière en robes à Verdun. Le mariage a eu lieu à 11 heures, à la mairie de Verdun, et ensuite devant le pasteur américain. ("Le Courrier", 20 décembre 1918).
CHALON-sur-SAONE. --- Un mariage franco-américain. --- On sait que de très nombreux Américains (plusieurs dizaines de milliers) ont épousé des jeunes filles françaises.
Notre ville n'avait pas encore vu célébrer une de ces unions. Mais elle fêtera bientôt une cérémonie de ce genre, car on nous annonce le mariage de Mlle Augustine-Victorine Doumain, sans profession, avec le lieutenant Herbert Brubacker, du 312ème régiment de la Légion d'honneur américaine, médaille militaire et décoré de plusieurs médailles de nos campagnes.
Tous nos vux de bonheur aux jeunes époux, au distingué officier de l'armée américaine et à la gracieuse fiancée, notre concitoyenne, qui portera aux Etats-Unis, à Pittsburg (Pennsylvanie) le salut de Chalon et le bon renom de la France. ("Le Courrier", 20 janvier 1919). N.B.: divorce prononcé le 12 février 1931.
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* Des Françaises et Français qui partent aux Etats-Unis
D'après C.L. Fitch, les jeunes Françaises mariées à des soldats américains, en 1918 et 1919, furent regroupées, en particulier au camp de Fontanezin, à Brest, avant de s'embarquer pour leurs nouveaux foyers aux Etats-Unis:
"Le vapeur "La France", écrit-il, emportait beaucoup de femmes qui allaient rejoindre les soldats américains qu'elles avaient épousés. Mais la plupart des dix mille femmes et plus qui avaient épousé des Américains s'embarquaient avec leurs maris. Pour cela on regroupait maris et femmes dans des ports et, par groupes de cinquante à deux cents, on les embarquait pour l'Amérique, suivant les places disponibles pour les femmes dans les cabines. Car les épouses voyageaient en première classe... Le camp (de Fontanezin) était séparé en deux parties, une pour les hommes, une pour les femmes, et dirigé par des officiers. Mais après une brève expérience, ils furent bien soulagés de confier la direction du camp des femmes au Y.M.C.A.(35)... Les jeunes gens pouvaient être ensemble pendant la plus grande partie de la journée et de la soirée, mais il y avait des heures où il fallait travailler, et à ces heures-là, chacun restait de son côté de la barrière, celle-ci servant de lieu de rencontre à ceux qui étaient libres... A Brest, comme ailleurs en France, le Y.M. C.A. était un avant-poste de la féminité américaine. Cette organisation donnait aux épouses les meilleures chances de s'imprégner de notre mode de vie et de nos idéaux "......" Une photo de C.L. Fitch a d'ailleurs pour légende: "Miss Mary Fay, chef des Y.W.C.A., s'adresse aux 50 épouses qui doivent embarquer aujourd'hui. Sujet : le foyer américain idéal"...
D'autres Français prennent également le chemin des Etats-Unis. Des ménages ruinés par la guerre et ses destructions tentent de refaire leur vie en émigrant outre-Atlantique. Il y a aussi des demandes de naturalisation anticipée ; un dossier d'archives du camp d'Allerey en contient une vingtaine émanant de postulants français et italiens.
F. Chevillard, un jeune de 18 ans, de Ciel, avait fait la connaissance à Allerey d'un soldat américain d'origine italienne qui l'avait incité à partir aux U.S.A. Les Américains étant partis en 1919, il ne pensait plus à cette proposition. Mais un jour il reçut de ce soldat de l'argent pour le voyage et une autorisation d'immigrer.. Il partit en 1920 ou 21, ouvrit un restaurant à San Francisco, gagna beaucoup d'argent, épousa une Américaine, puis s'installa dans le Nevada. Décédé en 1974, il a une fille mariée à New-York. Il avait fait venir son frère cadet, comme cuisinier, qui mourut jeune, puis deux surs qui s'établirent également à New-York. (témoignage de Mme M., en 1979, l'aînée des cinq enfants C. qui n'avait pas quitté la France).